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Dans les années 2000, la chanson française vivait un nouvel état de grâce avec l'apparition d’une nouvelle génération de chanteuses et chanteurs qui trouvaient leurs racines chez leurs aîné.e.s des années 70. C’est ainsi que Vincent Delerm, Jeanne Cherhal, Camille, Benabar, Keren Ann, Albin De La Simone ou La Grande Sophie devenaient aux yeux de la presse et du public les nouveaux Renaud, Yves Simon, Catherine Lara, Isabelle Mayereaux ou Véronique Sanson. Au milieu de cette scène ou la parité commençait enfin à montrer le bout de son nez après des années 90 plus rock et masculines (Dominique A, Miossec ou Katerine), quelques noms plus discrets mais non moins talentueux étaient de la partie : Franck Monnet, Thierry Stremler, et surtout Emily Loizeau, qui presque 20 ans après l’inaugural “L’autre bout du monde” continue à irriguer de sa présence la scène française. Après “Icare” en 2021, Emily est revenue cette année avec “La Souterraine”, un nouvel album concocté avec John Parish, collaborateur de PJ Harvey ou Dominique A, qui reprend son mélange de chanson et de rock britannique mâtiné d’une rugosité sociale et poétique toute personnelle. Nous sommes allés à sa rencontre pour parler de ces nouvelles chansons, de sa manière d’écrire et de l’évolution de la fonction de chanteuse dans notre société en flammes. 

Qu'est ce qui te donne envie de refaire un disque après une petite vingtaine d'années de projets musicaux ? 

Le besoin de dire les choses pour mieux respirer. Actuellement, les vibrations de ce monde font que j'ai le besoin de m'emparer de mon âme face à ça et de ces sujets-là pour en dire quelque chose, d'être en partage avec les autres, de raconter des histoires qui puissent nous unir plutôt que nous diviser les uns les autres. Pour ce disque en particulier, il y a eu des commandes de musique pour le théâtre et le documentaire qui ont été vraiment à l'origine de ces chansons. Je venais de finir le disque précédent et je démarrais ma tournée quand on m'a demandé d'écrire pour une pièce de théâtre, “Lazzi" de Fabrice Melquiot, et pour le documentaire de ma sœur, Manon Loizeau, sur l'exil d'une jeune afghane pendant 3 ans qui s’appelle “La vie devant elle”. Cela a créé de la musique et des chansons qui formaient presque un disque, et tous les sujets abordés - le féminin absent, l'amour dans un monde chaotique, la fin d'un monde, une jeune fille de 14 ans sur la route pleine d'une force de résistance - continuaient de dérouler un fil qui était présent dans "Icare", une manière de prendre le poul de mon intérieur, sur l'exil, sur les enjeux climatiques, sur le féminin, les luttes féministes. Le disque est venu comme ça.

 

Il y a une forme de dualité sur le disque entre un message engagé mais poétique, entre le français et l'anglais, entre la guitare et le piano. Est-ce que c'est quelque chose dont tu avais conscience ou c'est juste une interprétation possible ?

Je ne l'ai pas du tout pensé comme ça mais effectivement, même dans ma manière d'aborder certains sujets comme dans la chanson "La souterraine" où l'on continue à danser dans un monde qui brûle sous une boule à facette, dans un souterrain pour oublier. Et cette jeune femme dont on préfère se dire qu’elle danse pour oublier, elle brûle sous le joug d’une relation toxique. Là aussi je mets une dualité, et dans les deux cas on regarde ailleurs parce que c’est plus simple. Donc effectivement, c’est peut-être dans ma manière de faire qu’il y a un besoin de dualité. Mais je n’y ai pas vraiment réfléchi. 

Entre le piano et la guitare, c’est une longue histoire. La guitare, c’est pour moi un vieux fantasme que je n’ai pas pris le temps d’assouvir. Je suis une bosseuse, mais je n’ai jamais réellement pris ce temps pour apprendre. En même temps, la vie est longue, donc j’ai le temps de la faire. J'ai fait la rencontre de Csaba Palotaï qui joue sur ce disque, sur mes précédents et avec qui j’ai fait beaucoup de scène, avec qui j’ai entamé un dialogue au point de lui piquer ses pédales d'effets que je mets sur mon piano. On a trouvé un système qui me permet un peu de transformer mon piano en guitare. Cela me passionne de pouvoir utiliser mon piano de manière acoustique et classique, mais de pouvoir le modifier, de l’électrifier, le chambouler, et de créer ce dialogue qui a commencé lors de l’hommage à Lou Reed. Et puis j’adore l’alliage piano et guitare que je trouve hyper riche, et qui permet aux autres musiciens d’arriver et de créer ce spectre.

Est-ce que les musiciens qui t’entourent sont importants, en dehors de ta création personnelle ? 

Très importants. Déjà pour la création de toutes les orchestrations. Je ne fais pas cela seule, j’ai mes partenaires. J’ai des envies et j’amène des pistes dans mes maquettes, mais en vrai, souvent, c’est assez rudimentaire, en piano/voix avec une petite rythmique pour aiguiller. Mais ensuite on correspond, on essaie des choses, et on construit avant d’envoyer tout ça à John Parish qui a réalisé mes deux derniers albums. Je ne fais pas de casting, ce sont des véritables rencontres humaines qui se sont faites au fil du temps. Un musicien en recommande un autre et cela crée cette petite famille. Et c’est très important pour moi artistiquement. 

 

En parlant de famille musicale, tu as démarré au moment où émergeait une nouvelle scène féminine avec des chanteuses comme Camille, Pauline Croze, Jeanne Cherhal... Comment te sens-tu aujourd’hui dans cette scène française qui n’en finit pas de se renouveler ? Tu as chanté récemment sur une chanson de Coline Rio où se mêlent des artistes actuelles et des chanteuses de ta génération pour donner voix à une parole féministe en chanson. 

Je me sens à l'affût, curieuse, et excitée par plein de choses qui émergent. Je trouve très belle la chanson de Coline Rio, qui est une chanteuse magnifique par ailleurs, et qui m’a touché car elle m’a dit que “L’autre bout du monde” avait été pour elle très fondateur dans son envie de chanter et d’écrire. Et c’est très émouvant même si cela ne rajeunit pas… Et puis c’était très important pour moi de participer à cette chanson. Elle dit justement quelque chose sur ce que subissent les femmes avec le harcèlement de rue que ma génération n’a pas dit, sur un ton désarmant et cash, à un endroit ou nous, on a pu non pas s'accommoder de cela, mais le considérer comme un état de fait. On relativisait cela. Moi j’étais capable de dealer avec, même si cela ne m’a pas empêché de subir des choses. Aujourd’hui, cette génération nous force - et on s’en empare à notre tour - à déconstruire et dénouer cela, car ça ne va pas. Ce message et cette chanson sont importants aussi par la transversalité générationnelle qui se retrouve autour d’un goût musical commun et d’une idée forte autour de ces paroles-là. 

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Est-ce que tu sentais à tes débuts que la sororité entre chanteuses était plus importante qu’avec la génération précédente ? Tu as justement collaboré avec Camille sur un de tes disques, mais les postes importants dans la musique étaient tenus par des hommes.

Il y a eu le projet des “Françoise” que l’on a fait avec Camille, Jeanne Cherhal, La Grande Sophie, Olivia Ruiz et Rosemary Standley, et ce n’était pas rien. On a amorcé quelque chose. Mais ce que je ressens, c’est qu’on était un peu sur la fin de ce concept carriériste solo ou l’on était très isolées les unes des autres. On a longtemps été mises en compétition et il fallait lutter contre ça. Dans cette bande des Françoise, il y avait beaucoup d’amitié. Il y a une solidarité nouvelle qui est arrivée avec Me Too. Cela ne veut pas dire que tout le monde s’aime, mais on sait toutes qu’on se doit d’être ensemble et de se soutenir, s’écouter, s’entendre. Et au-delà même du côté féministe de tout ça, cette bienveillance rejaillit sur notre métier. L’ère est à la solidarité, pas seulement dans la musique d’ailleurs. On sent bien que si on veut continuer d’exister, si on ne veut pas être isolés les uns des autres, qu’il allait falloir qu’on arrête d’être dans notre tour d’ivoire. Le collectif ne fait pas partie de notre ADN, et c’est quelque chose qui est en train de bouger. Et je pense que la parole féminine a beaucoup d’impact dans cet effet de solidarité.

Cela veut dire quoi être une chanteuse engagée aujourd’hui ? 

Je n’aime pas cette formule en fait, car je crois qu’on est des citoyennes et des citoyens du monde, dans une société, et qu’on est forcément poreux à ce qui nous arrive. Rien ne va en ce moment, et l’engagement, c' est parce qu’on est au monde. Chacune et chacun dans son métier, je pense que pour aller mieux, on a le devoir de s’engager et de faire sa part. C’est moins mortifère que de s’inquiéter pour des choses. On ressent tous et toutes que chaque petite action est nécessaire. Moi, je fais cela car cela m’impacte et que je ne peux pas écrire sur autre chose que sur les choses qui me traversent, donc je me retrouve à parler de sujets qui me touchent. On a une responsabilité dans ce métier. J’ai le micro et je ne me vois pas ne pas faire ma part à cet endroit. Je choisis de quoi je parle : est-ce que je ne parle que de mon nombril ou est-ce que je parle d’autre chose. Est-ce que je vais plus loin ? Est-ce que je parle de Paul Watson, des réfugiés, ou juste d’une histoire d’amour qui me peinerait ? On peut parler de tout ça, il faut juste trouver le comment et quelle responsabilité on se donne avec cela. 

 

Sans faire de mauvais jeux de mots, c’est assez souterrain dans tes chansons. Ce n’est pas toujours évident de comprendre de quoi tu parles au premier abord. Dans ta chanson “La souterraine” justement, on ne comprend que si l’on est vraiment attentif que tu parles d’une relation toxique. On pourrait presque penser que c’est une chanson d’anticipation, d’une héroïne qui va danser sous terre pour échapper à quelque chose. 

Je suis complètement d’accord, et je crois que la force d’une chanson, c’est son pouvoir de faire voyager et de raconter des histoires différentes en fonction de qui l’écoute, selon son vécu. Je crois que si l’on assène quelque chose, si l’on t’oblige à penser quelque chose, c’est plus compliqué. La force d’un créateur, c’est qu’il ou elle peut passer par le sensible, par l'émotionnel pour atteindre l’âme de l'autre et mettre cela en résonance. C’est ce que je m'efforce de faire. Une chanson, il faut qu’elle puisse voyager et que la compréhension puisse être très souple sinon il y a moins de force poétique. Mais s’il s’agit d’être une chanteuse engagée, ce que je n’aime pas trop car c’est une étiquette de plus, c’est juste une manière de dire ce que l’on a besoin de dire et de faire sa part dans l’idée de trouver du lien à l’autre. 

 

Que penses-tu des articles comme celui qui est paru dans Libé sur la ménopause des chanteuses ? Comment te sens-tu dans cette idée que les artistes deviennent quelque part les témoins des évolutions sociétales qui passent par les artistes ? C’est un engagement fort de se montrer telle qu’on est et non plus sur un piédestal qui est uniquement là pour faire rêver ou fantasmer. 

Je trouve cela hyper important. C’est un engagement fort et une prise de risque pour les artistes. C’est ce qui est en train de changer, et cela passe toujours par le vecteur féminin. Il faut montrer ce qu’est notre humanité. Qu’on arrête de raconter aux gens qu’on n’est jamais atteint par ces choses là. Cela isole les gens à qui cela arrive et qui sentent qu’il ne faut pas en parler, comme si cela n’existait pas. Je crois que c’est fondamental que ces masques tombent. Pour ne rien te cacher, j’ai été sollicitée pour cet article, et je ne l’ai pas fait car je ne traverse pas encore cette période. Si c’est être là pour dire que j’y pense et que c’est fondamental, ce n’est pas très intéressant. Mais en vrai, je trouve qu’il faut participer à ça. De la même manière qu’il faut parler des règles féminines qui donnent des douleurs atroces et que l’on tait pour ne pas perdre son boulot. Et par ailleurs, on a la parole, et il faut qu’on s’en serve quand on se sent de le faire, de faire tomber tous ces masques d’un féminin en papier glacé. On n’est pas toujours belles à regarder, on n’est pas toujours de bonne humeur, on a des modifications hormonales et c’est ça la vie. On ira toutes et tous mieux si on le dit et l’accepte.

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“La Souterraine”, Album disponible

En tournée actuellement, à Paris à La Cigale le 6 février 2025.

Toutes les dates sur emilyloizeau.com

Interview et photos : Nicolas Vidal
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